Je débouche enfin sur le grand plateau sommital et cherche des yeux la bâtisse supposée trôner tout là-haut…
« Pas si plat ce plateau » me dis-je… Impossible de distinguer quelconque construction, juste un amoncellement infini de pierres enneigées. Il faut encore monter… Je déambule, lentement, très lentement, dans ce paysage sauvage, grandiose. Elle ne doit plus être si loin cette cabane… Je la connais par cœur, avec ses murs en pierres épaisses, sa toiture en tôle et sa petite cheminée de zinc. Je la connais par cœur pour l’avoir vue sous toutes ses coutures, parcourant articles et récits sur l’ascension du Mont Whitney.
Mont Whitney, point culminant de Californie. Mont Whitney, point culminant des États-Unis continentaux…
Puis soudain, la voilà. Elle se dessine, là-haut, petite mais à portée de bras, à portée de crampons. Soulagement, je l’ai fait ! Ne me voici plus qu’à quelques encablures du sommet.
Soulagement et fatigue. Il faut que je fasse une pause, que je boive, que je m’alimente. L’altitude me joue des tours, les 800 derniers mètres d’ascension ont été plus exigeants que prévu, plus raides, semblant interminables en raison de la lenteur de progression.
Je touche enfin cette cabane, plus haute bâtisse américaine. La porte en tôle est ouverte. Je jette un œil à l’intérieur. De la neige, un énorme amoncellement de neige, poussé là par les vents hivernaux.
Je laisse tomber mon sac de mes épaules. Je me sens léger mais m’affale contre la paroi du refuge. A l’abri du vent, mon regard porte sur le désert californien quelques 3000 mètres sous mes pieds.
Je m’attendais à être submergé par l’émotion, d’atteindre ce sommet qui me restait en tête depuis notre arrivée aux Etats Unis. Mais une seule idée me vient : manger et reprendre des forces, je n’ai fait qu’une courte moitié du chemin. Mes gestes sont lents, ma respiration se calme enfin dans cet air rarifié. Après quelques minutes je lève la tête et contemple pour la première fois la vue qui s’offre à moi… Tout au fond de la vallée, la ville de Lone Pine, petit patelin perdu sur la Highway 395 et les Alabama Hills, massif rocheux aux allures fantasmagoriques. Je pourrais peut-être même distinguer ma voiture, garée là-bas, 2500 mètres en contrebas. Je ne songe pas à la chercher des yeux.
Je l’ai garée à 3h30 ce matin. En raison de la dureté de l’hiver, la route du Mont Whitney est fermée plus de 4 kilomètres en amont du Whitney Portal, point de départ officiel de l’ascension. Pas la meilleure nouvelle pour démarrer une longue journée en montagne mais cela est loin de me décourager. Je m’équipe, allume ma frontale, verrouille les portières, active mon GPS et m’élance dans un silence seulement rompu par mes pas et le crissement de mes bâtons sur l’asphalte. Des panneaux de signalisation routière surgissent de l’obscurité, se réfléchissant dans le faisceau de ma lampe. Il est impossible de distinguer le désert à mes pieds, encore plongé dans un noir dense et profond. De la vallée glisse un air glacé… Aux abords de la route, quelques premiers névés isolés font vite place à de grands champs de neige. Je lève la tête et découvre enfin le panneau annonçant le Whitney Portal. Soulagement, voici les 4km et 500m de dénivelés inattendus couverts. Il est 4h30 du matin.
Ici, je croise quelques personnes au départ de l’ascension. Aventuriers matinaux, lampe frontale vissée sur le crâne. Ils ont passé la nuit ici, au pied de la montagne, et s’en vont planter leur tente à mi-chemin du sommet. L’ambiance est bonne, nous suivons les traces laissées dans la neige par précédents randonneurs et alpinistes.
Je force la marche et les perds bientôt de vue. Mon objectif est d’atteindre le sommet dans la journée. Je m’élève inexorablement sur le flan du Whitney, le soleil fini par apparaître dans mon dos, peu avant d’atteindre Upper Boy Scout Lake.
Mon altimètre affiche 3400m, je ne suis plus que 1000 mètres sous le sommet qui se dévoile enfin, grand éperon rocheux semblant percer un ciel bleu azure… Cela fait 3 heures que je grimpe. Ces 1000 derniers mètres d’ascension vont être plus longs et pénibles que prévu, l’altitude commence à se faire ressentir.
La neige est bonne, je progresse régulièrement. Je sens le sommet et ses aiguilles attenantes trôner au-dessus de ma tête. Quelle grandiose muraille naturelle ! Comme un infranchissable verrou granitique fermant l’accès au cœur de la Sierra Nevada.
L’itinéraire se redresse maintenant. Un premier ressaut mène à Iceberg Lake, perché à 4000m d’altitude. Après un cours moment de réflexion, je décide de suivre les traces fraiches d’un alpiniste sur la droite du ressaut, option certainement plus directe que le tracé estival de toute façon enfouie sous la neige. Il est temps de sortir piolet et crampons.
Le ciel est d’un bleu nuit intense, comme seul l’air pur des montagnes sait retranscrire. Aucun nuage à l’horizon, les conditions sont excellentes. Je me tiens maintenant au pied du couloir final, passage clé de la Mountaineer’s Route. Ce couloir est comme une rampe d’accès débouchant 100m sous le point culminant californien. Je distingue six alpinistes déjà engagés dans cette partie finale de l’ascension. Il est 8h30 quand je m’engage à leur suite. Rapidement le couloir se redresse. La neige est toujours d’aussi bonne qualité, assez souple pour facilement ancrer le piolet et suffisamment dure pour supporter notre poids.
Ma progression est maintenant lente et prudente. J’assure mes appuis. Mon esprit ne se disperse pas et se cantonne à la répétition de trois actions : Piolet, crampon, crampon, piolet, crampon, crampon…
Je croise quelques cordées, un alpiniste fait demi-tour à mi-hauteur du couloir. En le préparant, j’avais imaginé ce projet plus court, moins soutenu. J’ai l’impression qu’il n’en finit pas. Je reste concentré, je ne me rends plus compte du temps qui passe. Une série d’imposants blocs de granite vient marquer la fin du Mountaineer’s couloir. Je me tiens maintenant sur l’épaule Nord du Whitney, 100 mètres sous le sommet. Deux solutions s’offrent à moi : prendre directement plein sud dans une escalade directe vers le sommet ou traverser vers l’Ouest afin d’atteindre le plateau sommital par des pentes de neige. J’opte pour la seconde option, plus sûre en solitaire.
Il est 11h quand j’atteins le sommet, après 7h30 d’ascension. Mon altimètre affiche bien les 4421m attendus…
Je passe quelques minutes seul, perché là-haut, debout sur le plus haut promontoire californien. Bientôt un guide et son client, rencontrés dans la partie supérieure du couloir, me rejoignent. Nous échangeons quelques banalités sur la beauté du lieu et de l’effort pour l’atteindre. Je les questionne sur l’itinéraire qu’ils prévoient d’emprunter à la descente.
« – Same route as on the way up »
Il y a donc de bonnes chances pour que je sois seul sur le chemin du retour. Je prévois de suivre la voie normale, empruntée chaque été par des centaines de randonneurs candidats au sommet. Cet itinéraire est en revanche peu populaire quand les conditions en montagne sont encore hivernales rallongeant l’accès au sommet de plus de 6 miles en comparaison de la Mountaineer’s Route, plus directe et à ce moment de l’année protégée des chutes de pierres par la présence de neige.
Après une demi-heure passée au sommet, j’entame la descente. Démarre alors un jeu de piste à plus de 4000m d’altitude afin de retrouver et de suivre le « trail » estival, enfoui sous la neige… Cet itinéraire contourne par l’Ouest le rempart que forme le Whitney et ses pics satellites. Il offre une vue imprenable sur la Sierra Nevada, succession de sommets, grandes parois rocheuses et de vallées peuplées de pins centenaires. Je progresse prudemment et tâche de ne pas perdre ce sentier qui serpente dans le dos de ces aiguilles acérées. Après avoir traversé plusieurs couloirs enneigés, l’itinéraire débouche enfin sur un col qui permet de rebasculer coté Est, vers Lone Pine et le désert californien.
Cela fait maintenant 5 heures que je progresse à plus de 4000 mètres d’altitude et je suis ravi de replonger enfin vers un air plus respirable. L’importante présence de neige me permet de couper droit dans la pente en direction de Consultation Lake, discret point de repère dans cette immensité blanche.
Malgré quelques glissades, la descente est longue et monotone… Je sens dans mon dos le soleil, haut dans le ciel. La fatigue se fait plus présente, intense. Je suis à cours d’eau et décide de remplir mes gourdes de stalactites. A l’extérieur de mon sac et exposés au soleil, ils devraient fondre rapidement.
Depuis le sommet, mes yeux me piquent et pleurent régulièrement. Je n’y prête pas attention. Cela doit être dû à la crème solaire qui coule sur mon visage avec la transpiration. Il fait chaud… Je remarque également qu’à deux reprises déjà, mes yeux et mon cerveau m’ont joué des tours, me faisant apercevoir, comme des mirages, des choses inexistantes…
Je me force à garder un bon rythme. Je vérifie régulièrement mon GPS afin de ne pas me tromper d’itinéraire. Il n’y a aucune trace dans la neige de ce côté de la montagne. Je suis seul, absolument seul.
Le paysage change imperceptiblement. Les premiers arbres font leur apparition. D’après ma carte, je devrais longer un cours d’eau, synonyme de ravitaillement. Mais je ne le vois ni l’entend, l’épaisse couche de neige étouffant le moindre bruit. Je marche dans un silence complet que seuls quelques oiseaux viennent briser. Mes yeux me gênent de plus en plus et la fonte des stalactites ne suffit pas à étancher ma soiffe.
Aux alentours de 3000m d’altitude, le torrent parvient enfin à percer la couche de neige et fait son apparition. Je fais une pause pour remplir ma gourde d’eau et me désaltérer mais ne m’attarde pas. Mes yeux sont de plus en plus douloureux, quelque chose ne tourne pas rond…
Je poursuis ma descente à travers la forêt. Mes pas sont lents. Le sentier estival est toujours enfoui sous la neige et personne ne semble s’être encore aventuré de ce côté de la montagne. Je retire mes crampons et contrôle régulièrement mon itinéraire au GPS. Je pense reconnaitre un torrent que j’avais traversé de nuit. La boucle est enfin bouclée. Cela fait plus de 13 heures que je suis parti.
Une fois arrivé au Whitney Portal et à sa route goudronnée, je prends quelques minutes pour mettre de l’ordre dans mon équipement. Mes crampons, mon casque et ma veste GoreTex reprennent leur place au fond de sac.
Je couvre les derniers kilomètres qui me séparent de ma voiture les yeux mi-clos. La luminosité me fait de plus en plus souffrir. Je donnerais cher pour me retrouver dans le noir, comme ce matin… Je comprends maintenant éprouver, pour la première fois, les effets de l’ophtalmie des neiges.
Les quelques miles de conduite qui me séparent de la chambre ou je prévois de passer la nuit sont chaotiques. Garder les yeux ouverts n’est plus supportable.
Atteindre le sommet du mont Whitney n’est pas anodin. Ce n’est pas une ascension technique mais longue et éprouvante qui demande une certaine préparation.
Je suis soulagé d’enfin m’allonger dans un lit, dans le noir. Mes muscles et mes yeux ont besoin de repos. Je n’ai pas la force manger et plonge dans un sommeil agité.
François Appéré, Août 2019.
L’enregistrement GPS de l’ascension est disponible ici => http://www.movescount.com/moves/move280601726